Les leçons de piano

Monsieur Manceau regardait les champs qui s'étendaient à perte de vue par la fenêtre : certains, parsemés de betteraves, de poireaux et de haricots ; d'autres, provisoirement en jachère.
Un coup de feu brisa le silence. Trois perdrix au plumage brun et noir s'envolèrent, tandis qu'une autre plana lentement vers le sol pour y finir sa courte vie. Des aboiements se firent entendre dans le lointain. Monsieur Manceau vit un épagneul se précipiter vers l'oiseau et revenir fièrement vers son maître, la bête agonisante dans la gueule.
Monsieur Manceau était un musicien hors pair. Il avait d'abord étudié l'art du piano en Pologne, puis aux États-Unis, avant de s'installer au cœur de la Hesbaye, en Belgique.
Ce jour-là, il portait un costume en laine marron, orné d'un nœud papillon, et à ses pieds, des chaussures noires dont le cuir luisait malgré l'obscurité de la pièce.
Le professeur tira une dernière bouffée de sa pipe en bruyère, puis la posa sur le rebord de la fenêtre. Il se tourna ensuite vers l'horloge suspendue au-dessus de la cheminée : il était quatorze heures et sa jeune élève n'allait pas tarder à arriver.
La pièce où se trouvait le professeur était spacieuse. En son centre trônait un piano Pleyel en acajou, sur lequel étaient posées des partitions de musique. Une vitrine occupait un pan de mur entier ; on pouvait y voir des bibelots et des livres. En face, se dressait une imposante cheminée en pierre, bordée de tables gigognes.
Monsieur Manceau entendit soudain un léger bruit au rez-de-chaussée. Son élève était là.
Leçon n° 1
Séraphine, douze ans, était une jeune fille timide, mais hors du commun. Elle jouait du piano depuis l'âge de cinq ans et prenait chaque semaine des cours de piano au conservatoire. Ses parents, tous deux agriculteurs, avaient récemment décidé de lui offrir quelques leçons supplémentaires avec un professeur particulier.
Le professeur ajusta la banquette à la taille de son élève, reprit place sur son vieux tabouret molletonné, puis dit :
— Séraphine, aimerais-tu apprendre la valse en si mineur de Chopin ?
— Oh, oui !
— La voici. Commence par jouer la main droite seule, puis la main gauche. Quand tu seras à l'aise, j'aimerais que tu chantes la main droite en jouant la gauche. As-tu bien compris ?
— Oui, professeur.
Sur ces mots, la jeune fille aux deux nattes posa ses grands yeux verts sur la partition et se mit à déchiffrer une main, puis l'autre. Lorsque l'heure s'acheva, elle remit son manteau et s'en alla.
Leçon n° 2
Quand Séraphine entra dans la pièce, le professeur leva vers elle ses yeux gris-bleus, la salua d'un signe de tête, puis l'invita à s'asseoir.
— Séraphine, pourrais-tu me jouer la page 1 et le début de la page 2 avec les deux mains ? Arrête-toi à la mesure 32.
Séraphine se mit à jouer. Elle fit quelques erreurs qui lui mirent aussitôt le rouge aux joues, mais parvint tout de même à la page 2.
— C'est très bien, ma grande. Mais n'oublie pas qu'il y a deux dièses à la clé. J'aimerais aussi que tu fasses bien les liaisons entre les notes et que tu penses à respecter les nuances.
— Oui, professeur.
— Fais également attention au rythme ! Ici, il est écrit « poco rit. » : tu es censée ralentir.
— D'accord.
— Je voudrais maintenant que tu rejoues les pages 1 et 2 en ayant à l'esprit l'histoire qui se cache derrière cette partie de l'œuvre. De cette manière, tu pourras mieux l'interpréter. Cette anecdote est tirée du journal de Maurice Sand, fils d'Aurore Dupin, plus connue sous le nom de George Sand.
Sur ces mots, le professeur se leva, alla chercher l'ouvrage dans la vitrine, puis le posa sur ses genoux.
— Comme tu peux le voir, le journal est fort endommagé : il a été partiellement détruit lors d'un incendie. Je vais maintenant me référer à un extrait qui illustre bien le début de ton morceau.
Monsieur Manceau rajusta ses lunettes en écailles, repoussa une mèche de ses cheveux châtains derrière son oreille, et lut.
8 décembre 1838
Je
me retrouvai donc à Majorque avec ma sœur Solange, ma mère, ainsi que son
compagnon : Frédéric Chopin. Ce jour-là, alors que je dessinais sous la
tonnelle en bois de notre jardinet, j'entendis les cris de ma mère au
loin : elle se disputait encore avec Frédéric.
— Aurore, je ne supporte plus cet endroit ! Il pleut tout le temps, et mon Pleyel n'est toujours pas là ! Cela va faire un mois que nous sommes arrivés, bonté divine ! As-tu eu des nouvelles du port de Palma ?
— Frédéric ! Tu ne fais que te plaindre à longueur de journée ! Va donc te promener dans le jardin, ça te fera le plus grand bien !
— Aurore, tu sais très bien que je suis malade — et qu'il pleut ! (Quinte de toux)
(Bruit sourd)
— Ah !
Quel est donc ce bruit ? Je viens de renverser de l'encre sur mes
partitions… Elles sont fichues ! J'en ai assez ! Je veux rentrer à Paris !
(Quinte de toux)
— Même pas en rêve ! Ton médecin a dit que tu devais passer l'hiver dans un endroit où les températures seraient plus clémentes. Nous ne partirons pas d'ici !
— Cet
endroit est humide, insalubre, étouffant… Je me meurs à petit feu, Aurore ! (Quinte de toux)
Sur ces mots, Frédéric sortit de la cellule de la chartreuse en furie, claquant la porte derrière lui.
Leçon n° 3
La décoration avait changé : un magnifique tapis oriental avait été placé sous le piano, et sur les tables gigognes, de part et d'autre de la cheminée, trônaient deux vases du Val Saint-Lambert aux reflets roses et dorés.
Un feu crépitait dans la cheminée. Le professeur, immobile face à la fenêtre, semblait perdu dans ses pensées.
— J'aimerais maintenant que tu reprennes la page 1 jusqu'à la mesure 32, en pensant à cette dispute entre Frédéric et Aurore. Fais résonner ça jusqu'au bout de la rue — voire jusqu'à Varsovie, tant qu'à faire.
La jeune fille se mit à jouer ; le professeur, ravi de ses progrès, esquissa un sourire discret.
Leçon n° 4
— Séraphine, pourrais-tu me jouer la fin de la deuxième page et le début de la troisième, jusqu'à la mesure 64 ? N'oublie pas qu'il y a une reprise au début de la page 3.
Séraphine posa ses mains sur le clavier et s'exécuta sans attendre.
— Super ! Je vais maintenant te lire d'autres extraits du journal.
25 janvier 1839
Ce jour-là, je me trouvais assis sur le balcon de notre modeste logement et je me délectais de l'horizon. Tout était silencieux dans les parages, quand j'entendis la voix de ma mère.
— Frédéric, ton Pleyel est là : les douaniers l'ont enfin laissé quitter le port.
— Dieu
soit loué ! J'ai presque terminé de composer mes préludes.
(Plus
tard dans la journée)
— Aurore, mon ange, que penses-tu de ce morceau ? Je l'ai appelé « La Goutte d'eau ». J'ai été inspiré par l'humidité ambiante… et par cette atmosphère plutôt morose, j'imagine.
Le pianiste se mit aussitôt à jouer ce qu'il venait de griffonner sur quelques feuilles.
8 février 1839
— Mon
petit Chopin, n'aurais-tu pas vu les enfants ?
— Oui, Maurice dessine sur le balcon et Solange confectionne des marionnettes sous les orangers.
— Je dois encore leur enseigner de la grammaire.
— Mon ange, tu passes tes journées à donner cours aux enfants, et les nuits à écrire tes romans. N'oublie pas de te reposer ! (Quinte de toux)
Aurore se leva de son bureau, s'assit à droite de Frédéric et le regarda jouer.
— Aujourd'hui est un jour particulier.
— Et pourquoi donc, ma douce Aurore ?
— Aujourd'hui, cela fait neuf mois que nous sommes ensemble. Il faudra d'ailleurs penser à remercier ce cher Franz, à qui nous devons notre rencontre.
— Mmh Mmh.
— Frédéric… Sais-tu que lorsque je t'ai entendu jouer du piano pour la première fois, une étincelle s'est produite au fond de mon cœur... Cette étincelle a fait place à un feu ; feu qui me réchauffe le corps tout entier lorsque je me trouve près de toi. Je brûle d'amour pour toi, mon petit Chopin.
— Comme tu peux le voir, Séraphine, lors de leur séjour à Majorque, Frédéric et Aurore surent profiter du calme qui régnait au sein de la chartreuse pour composer : lui, de la musique ; elle, des romans enflammés. Cependant, les disputes étaient fréquentes entre les deux amants. À la fin de ce bel après-midi hivernal, voilà ce qui arriva à nos deux tourtereaux.
— Bonsoir, voici le dîner.
— Bonsoir, Maria-Antonia, répondit maman.
Maria-Antonia
posa un plat noyé dans de l'huile d'olive sur la table, puis s'en alla.
Frédéric,
maman, Solange et moi, nous mîmes alors à table.
[…]
— Mais,
c'est beaucoup trop épicé et beaucoup trop chaud ! Aurore, apporte-moi de
l'eau ; ma gorge est en feu ! Et dire que nous payons une fortune
pour la nourriture… Aurore, j'en ai marre, rentrons à Paris !
— Non, c'est non, Frédéric !
Leçon n° 5
Ce jour-là, Séraphine entra dans la pièce où se donnaient les cours de piano, mais n'y trouva personne. Elle prit place sur la banquette et se mit à s'entraîner. Après un moment, la porte s'ouvrit.
— Bonjour, Séraphine. Excuse-moi pour le retard. Le vent a cru bon de s'emparer de mon couvre-chef : j'ai dû lui courir après un peu plus longtemps que prévu...
— Bon…Bonjour, professeur.
Monsieur Manceau accrocha son chapeau et son veston sur le porte-manteau, puis se tourna vers son élève.
— Pourrais-tu me jouer la page 2 de la mesure 33 à la mesure 46, en pensant à ce moment de calme au sein de la chartreuse ?
L'élève se mit à jouer plus calmement cette partie du morceau.
— Très bien ! Maintenant, à partir de la mesure 47 jusqu'au début de la page 3, n'hésite pas à jouer plus fort : pense à la dispute qui suivit entre Frédéric et Aurore !
Leçon n° 6
Lorsque Séraphine entra dans la pièce, le professeur l'invita à prendre place sur un vieux canapé qu'on avait apporté rien que pour elle. Il s'assit à ses côtés et s'empressa de lui raconter la suite du récit.
10 février 1839
Ce
dimanche-là, le soleil brillait de mille feux. Frédéric, maman, Solange et moi
quittâmes notre cellule de bon matin pour rejoindre le centre du village :
Frédéric sur le dos d'un âne, nous à pied. Les ruelles longeaient les
habitations en pierre. […] Maman portait une robe bleue qui laissait entrevoir
ses épaules, et ses cheveux noirs étaient rassemblés en deux chignons, de part
et d'autre de sa tête. Frédéric, quant à lui, était vêtu d'un pantalon beige et
d'une chemise blanche, dont les manches dissimulaient partiellement ses longs
doigts.
L'endroit était désert depuis notre départ et nous étions tous profondément plongés dans nos pensées lorsque Solange s'exclama :
— Maman, maman, regarde : un lézard !
— Ce n'est pas un lézard. C'est une salamandre, l'emblème de l'île.
— C'est vrai qu'ils savent vivre dans le feu?
— Ça, ce n'est qu'une légende, Solange.
Au bout d'un moment, nous arrivâmes à une place un peu plus grande : une foule était amassée devant l'église, juste en face de nous.
Leçon n° 7
Séraphine se trouvait dans un couloir à la décoration plutôt vieillotte et pouvait entendre son professeur jouer du piano à travers le mur. Elle hésita un instant, puis frappa à la porte.
— Entre Séraphine !
L'élève entra dans la pièce, s'assit sur la banquette et attendit.
— Alors Séraphine, on arrive doucement au bout de la valse. J'aimerais que tu me joues le morceau, de la mesure 65 à 96, à la page 3, en pensant à cette petite balade dans les ruelles de Valldemossa. Fais bien attention aux rythmes aux mesures 93 et 94 !
Séraphine joua cette partie avec brio, puis s'en alla peu après.
Leçon n° 8
Séraphine entra dans la pièce, s'installa sur le canapé et attendit que son professeur termine de jouer du piano. Elle déposa son sac à ses pieds et regarda les flammes danser au rythme de la musique dans l'âtre de la cheminée.
Monsieur Manceau prit rapidement place à ses côtés et poursuivit sa lecture.
10 février 1839
Au milieu de la place trônait un énorme figuier, à l'ombre duquel quelques bancs avaient été installés. La place était entourée de vieilles maisons, couvertes de lierre.
La température était douce et le vent caressant. Après un court instant, nous nous approchâmes de l'église. Les personnes rassemblées étaient pauvrement vêtues. Certaines semblaient avoir passé la nuit à la belle étoile.
Lorsque nous arrivâmes près du figuier, un homme se détacha de la foule et vint vers nous.
— Parrrtez d'ici ! Nous, pas vouloirrr de vous-!
— Aurore, as-tu compris ce qu'il a dit ?µ
Une dame s'approcha.
— Parrrtez ! Pas vouloirrr êtrrre malade : Federrico crrrrâcher sang ! RRRentrez à Frrrance
Maman se mit alors en colère.
— Quelle bande de sauvages ! Nous ne partirons pas d'ici !
Les personnes près de l'église avaient toutes posé un mouchoir sur leur nez pour essayer de se protéger. Des voix se faisaient néanmoins entendre dans la foule : « Il a la tuberculose ! », « Il va nous contaminer ! », « Ce sont des païens ! », « Ils ne vont pas à la messe ! », « Ils vivent dans un couvent et ne sont même pas mariés ! », « Attention, la femme est une sorcière : elle va au cimetière la nuit [1]!».
Sur ces mots, quelques insulaires s'approchèrent et nous lancèrent divers objets à la figure.
Maman,
outrée, décida qu'il était temps de rebrousser chemin.
(Plus tard dans
la journée)
Je me promenais près de la chartreuse et je pouvais voir le clocheton vert émeraude qui surmontait l'édifice. De temps à autre, je percevais des bribes de chants espagnols, accompagnés du son des guitares.
Maman arriva, un cigare à la main.
— Vicente viendra nous jouer un boléro ce soir sur son violon.
— Je m'en réjouis, mère.
— Maurice, que penses-tu de Majorque ?
— C'est le plus bel endroit au monde. Dommage que les insulaires soient si antipathiques.
— Oui, tu as raison. Je
pense qu'il est temps de rentrer à Paris. J'ai réservé cinq places sur le
prochain bateau pour Barcelone. Il partira dans trois jours.
13
février 1839
Le port de Palma se trouvait à
quatre heures de route, et nul ne daigna nous fournir une voiture pour le
trajet. Finalement, nous fûmes contraints de monter dans une vieille cariole
bringuebalante. Le voyage fut si pénible que, sitôt arrivés, Frédéric fut pris
d'une violente quinte de toux.
[…]
Une fois à bord du bateau, je
jetai un dernier regard vers le magnifique paysage majorquin. Le capitaine nous
guida vers une couchette et nous n'eûmes plus accès au pont pendant toute la
traversée.
[…]
Le bateau transportait principalement
des porcs et nous comprîmes très vite que nous avions eu droit à la pire des
couchettes. L'air était irrespirable, l'humidité constante. Frédéric fut pris
de violentes crises d'hémoptysie durant toute la traversée. À notre arrivée à
Barcelone, il fallut nous rendre sans tarder chez un médecin.
Leçon n° 9
Ce jour-là, le cours fut très bref. Le professeur demanda à Séraphine de jouer de la mesure 97 à la mesure 110 en pensant à l'altercation entre Aurore, Frédéric et les insulaires. Puis, pour le reste du morceau, il lui suggéra de jouer plus calmement, en pensant d'abord aux flâneries de Maurice, puis au bateau voguant paisiblement sur la mer.
Pour les cinq dernières mesures, il rappela à Séraphine de jouer plus fort, puis de ralentir peu à peu en diminuant le son, jusqu'au si final.
Séraphine joua le morceau en entier, les images du séjour défilant devant ses yeux au fil des pages.
Leçon n° 10
Assise sur le canapé, Séraphine jouait distraitement sur son Tamagotchi : son professeur était allé chercher du thé dans la cuisine. À son retour, il déposa le service en porcelaine sur une petite table ornée d'un napperon en dentelle.
— Tu te demandes peut-être ce qui arriva ensuite à Frédéric et Aurore ? À leur retour sur la péninsule, ils apprirent que le mobilier laissé dans leur cellule fut brûlé afin d'éviter tout risque de contamination. La couchette dans laquelle ils voyagèrent connut le même sort. On raconte également qu'un aubergiste espagnol brûla le lit du musicien une fois que ce dernier fut parti pour la France. Quant à l'histoire d'amour entre Frédéric et Aurore, elle dura dix longues années. Le 17 octobre 1849, Frédéric rendit son dernier souffle à Paris. Tout le monde était présent, sauf Aurore. En sais-tu la raison, Séraphine ?
Le professeur se leva, rangea le journal, puis prit quelque chose dans une petite boîte posée sur le piano. Il se tourna ensuite vers Séraphine et lui posa un médaillon dans les mains.
La pianiste regarda bouche bée l'objet. Elle l'ouvrit d'une main tremblante et découvrit la photo d'une femme aux longs cheveux noirs, aux côtés d'un jeune homme aux cheveux châtains. Sur le dos de l'objet était écrit : « Ton petit Chopin ».
— Qu'est-ce… qu'est-ce que c'est, professeur ?
— Le jour où Frédéric Chopin est mort — tel un phénix renaissant de ses cendres — est né mon aïeul : Frédéric II, l'enfant adopté par le dernier amant d'Aurore, Alexandre Manceau.
— Votre… arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père ?
— C'est exact, Séraphine.
— Et… et le Pleyel, professeur, qu'est-il devenu ?
— Il est là. Devant toi.
Fin
[1] En espagnol dans le texte.