Le Lapin alpin

Choc, déni et colère
Il était une fois un homme à la tignasse blonde et à la barbe emmêlée qui vivait au sommet d'une immense montagne. Cet homme aux yeux gris et au regard mélancolique se prénommait Paul. Jadis, lorsqu'il vivait encore au village, Paul était tombé éperdument amoureux de Marie, la fille du charpentier. Marie était jolie : elle était petite, potelée et une cascade de cheveux noirs lui tombait sur les épaules.
L'année qui suivit le jour de leur union, Marie donna naissance à un garçon qu'ils appelèrent Pierre. Paul et sa petite famille coulaient des jours heureux. Tous les matins, le chant du coq les réveillait de bonne heure. Marie allait chercher son fils, qui gazouillait dans son berceau en bois de mélèze, tandis que Paul enfilait sa tenue, prêt à aller travailler.
Les mois passèrent et l'hiver s'installa doucement. Les températures chutèrent, des flocons de neige recouvrirent peu à peu les ruelles sinueuses du village, et des stalactites de glace se formèrent sur le toit des maisons.
Cette nuit-là, un vent glacial faisait claquer les volets mal fermés et ployait les arbrisseaux, alourdis par une épaisse couche de neige. Marie était seule à la maison avec son fils. Elle avait passé tout l'après-midi à préparer des galettes et à confectionner des tenues à l'aide de peaux, qu'elle avait le don de travailler. Elle s'était ensuite endormie, confortablement emmitouflée dans les fourrures ramenées par les chasseurs du village.
Dans la maison, tout était calme. Seul était audible le crépitement des bûches, qui se consumaient lentement dans la cheminée. Quelques bougies étaient restées allumées, et des étoiles étaient visibles à travers les carreaux, recouverts d'une fine couche de neige.
Aux petites heures de la nuit, le vent se transforma en blizzard. De la neige molle volait dans tous les sens et obstruait totalement l'horizon. Tout inconscient qui se serait aventuré dehors aurait été confronté à un froid mortel ; il aurait eu toutes les peines du monde à retrouver son chemin.
Dans la petite maison, le feu s'était éteint dans la cheminée. Seul subsistait le faible couinement d'une famille de souris, tapie dans un recoin du logis.
Tout à coup, une bourrasque fit grincer la porte d'entrée, et un sifflement aigu résonna dans la maison. La bougie posée sur la table s'éteignit, tandis que l'autre, de guingois sur le sol, se renversa. La cire translucide se répandit doucement sur le bois, et le feu grignota peu à peu le parquet de la maison. Il s'attaqua ensuite aux cloisons, et, en un rien de temps, des flammes gigantesques léchèrent le plafond. Marie et Pierre, quant à eux, étaient toujours endormis ; ils ne se réveillèrent jamais.
Quand Paul apprit la nouvelle, il fut profondément choqué et refusa de croire qu'une telle chose était arrivée à sa famille. Il arriva devant les restes de sa maison, et un sentiment nouveau l'envahit : la colère. Qu'avait-il donc fait au bon Dieu pour mériter cela !
Peu après, Paul, fou de chagrin, prit la décision de quitter le village avec le peu qu'il lui restait et de gravir la plus haute des montagnes. De cette manière, il se rapprocherait du ciel, et des personnes qu'il avait tant chéries.
Dépression & résignation
Cela faisait maintenant sept ans que Paul vivait seul dans les montagnes. Tous les matins, il enfilait machinalement ses chaussures, puis descendait le sentier qui menait à la rivière. Le cours d'eau, situé à l'orée d'une sombre forêt, regorgeait de truites. Près du rivage, il n'était pas rare non plus de voir des hérons cendrés, parfaitement immobiles, à l'affût de leurs pitances.
Cependant, ce jour-là, lorsque Paul arriva à la lisière de la forêt, il ne vit ni truite, ni oiseau. Tout était silencieux. Il s'approcha des fourrés qui bordaient le cours d'eau, puis entendit le tonnerre gronder. Le ciel vira tout à coup au gris foncé et la pluie se mit à tomber à verse. Paul lança ses affaires pêle-mêle dans sa sacoche et courut se mettre à l'abri.
La cabane qu'il avait construite n'était pas bien grande, mais il en était très fier. Elle se composait d'une seule pièce, dans laquelle étaient disposés une table rudimentaire, deux chaises, un poêle, une étagère, une vieille paillasse, ainsi que quelques récipients en cuivre contenant des victuailles.
Une fois au sec, Paul s'installa sur une chaise et se remit à sculpter divers objets, par simple habitude. Il régnait dans la pièce un silence assourdissant. Seuls étaient audibles la respiration lente et profonde de Paul, les gouttelettes d'eau qui s'écrasaient sur la fenêtre et le tic-tac de la vieille horloge — qui n'était plus tout à fait à l'heure.
Dehors, c'était le déluge. Des trombes d'eau s'abattaient sur les pâturages, et un vent violent faisait se plier les arbres.
Quand l'horloge sonna vingt heures, Paul posa son couteau et mangea quelques galettes, sans appétit. Une fois rassasié, il s'allongea sur sa paillasse et sombra dans un profond sommeil.
Acceptation
Pendant la nuit, Paul fut réveillé en sursaut par un bruit sourd : « Boum, boum, boum ! » Était-ce le tonnerre ? Non, quelqu'un frappait à la porte.
Dehors, il faisait nuit noire ; la tempête continuait à faire rage.
Au bout d'un long moment d'hésitation, Paul prit son courage à deux mains, se leva et se dirigea vers la vieille porte d'entrée.
– Qui… qui est-ce ?
Nulle réponse… Il s'approcha alors prudemment de la fenêtre et écarta les rideaux. Une personne se tenait debout devant sa porte : c'était une femme. Jamais Paul n'avait vu de visage aussi hideux. La vieille sorcière, sur le seuil de sa maison, était borgne : une cicatrice lui barrait le visage et des cheveux emmêlés lui tombaient sur les épaules.
Paul sursauta face à cette vision d'horreur. Il n'avait pas l'habitude de voir des gens dans la région. À vrai dire, il n'en avait jamais vu ! Son cœur menaça de sortir de sa poitrine lorsqu'il entendit une voix grinçante lui dire :
– S'il vous plaît, ouvrez-moi la porte.
Paul s'approcha prudemment de la porte, saisit la poignée d'une main tremblante et l'ouvrit doucement. Un vent glacial s'engouffra dans la maison, et l'homme entendit au loin les ululements d'une chouette : « hou, hou, hou ! »
La vieille femme, trempée jusqu'aux os, entra dans la cabane en clopinant avant même que Paul n'ait ouvert la bouche. De l'eau dégoulinait de ses vêtements et se répandait sur le sol à mesure qu'elle se déplaçait ; une odeur fétide se répandit peu à peu dans l'air.
– Puis-je… puis-je vous aider ? Puis-je vous proposer quelque chose à boire ? Une tasse de thé, peut-être ?
– Avec grand plaisir, jeune homme !
Paul se précipita vers un récipient posé sur l'étagère contre le mur, en prit quelques feuilles de framboisier, puis mit de l'eau à chauffer dans une vieille bouilloire. Une fois l'eau à ébullition, il servit l'étrangère et l'invita à prendre une chaise. Il s'empressa ensuite d'aller chercher une peau posée sur sa paillasse, qu'il déposa délicatement sur les genoux de la pauvresse afin qu'elle puisse se réchauffer.
Voyant qu'elle demeurait muette, il s'aventura à lui poser une question :
– Que faites-vous dehors à une heure si tardive ?
La vieille femme décida alors de lui conter sa mésaventure. Cornelia vivait seule et avait décidé ce jour-là de rendre visite à son ami Tibère. Elle était partie de bon matin et s'était ensuite fait surprendre par la tempête. Elle avait d'abord trouvé refuge dans une caverne, puis s'était perdue en forêt ; elle y avait erré pendant des heures avant de tomber sur la cabane de Paul.
À la fin de son récit, Cornelia reprit son souffle, termina sa tasse de thé, puis resta silencieuse, figée sur sa chaise. Paul lui proposa alors de l'héberger : elle dormirait sur sa paillasse, et lui s'installerait sur une peau de mouton, près du poêle.
Vers huit heures du matin, Cornelia était toujours étendue. Dehors, il pleuvait sans relâche.
Cornelia se tourna vers Paul et lui dit :
– Il va neiger.
– Impossible, madame : nous sommes au mois d'août.
– Je vous dis qu'il va neiger !
Paul se tut, se dirigea vers son étagère et en sortit deux galettes accompagnées de baies des montagnes.
– C'est tout ce qu'il me reste. Je vous l'offre, vous semblez bien plus frêle que moi.
– C'est fort aimable à vous.
Les heures défilèrent, et sur le coup de midi, Paul vit des flocons de neige se poser délicatement sur le rebord de la fenêtre.
– Il neige !
– Je vous l'avais bien dit.
À quatorze heures, une fine couche de neige recouvrait les alentours de la cabane.
– J'ai faim. Auriez-vous la gentillesse de me rapporter un lapin ? Je sais qu'ils sont très rares dans la région, mais je connais un endroit qui en regorge.
Paul avait faim lui aussi : son estomac n'avait cessé de gargouiller toute la nuit. Il se tourna vers Cornelia et constata sa maigreur avec effroi. Elle flottait dans ses haillons qui laissaient entrevoir des mains anguleuses, terminées par des ongles longs et recourbés.
– Pouvez-vous m'indiquer le chemin ?
Cornelia sourit, prit un air mystérieux et dit :
– L'endroit où abondent les lapins se trouve au nord-ouest de ta cabane. Pour t'y rendre, il te faudra remonter la rivière jusqu'à sa source. Ensuite, tu devras marcher vers l'ouest : là où le soleil disparaît chaque soir pour laisser place aux étoiles. Mais attention, une fois que tu seras arrivé à l'orée de la forêt de pins, tu entreras sur le territoire des loups, maîtres dans la région ! Continue à marcher jusqu'à ce que tu trouves une clairière au milieu de laquelle se trouve un vieux chêne calciné par la foudre. Là, se trouvent les terriers des lapins !
Paul écouta attentivement, puis alla chercher des vêtements chauds, une gourde et quelques vieux filets pour capturer l'animal. Lorsqu'il se dirigea vers la porte, prêt à partir, Cornelia se tourna vers lui et dit :
– Pendant ton périple, j'irai ramasser des cèpes et des girolles ; j'en raffole ! Tâche de ne pas traîner en chemin et surtout, fais bien attention aux loups ! N'oublie pas qu'ils craignent le feu.
Cornelia s'approcha ensuite de Paul et posa trois objets au creux de sa main. Il s'agissait de deux pierres et d'un matériau spongieux de couleur jaunâtre.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Si tu as besoin de faire du feu, frappe les pierres l'une contre l'autre : une étincelle apparaîtra. Récupère-la soigneusement avec ce champignon sec, lequel s'enflammera aussitôt.
Paul reconnut alors le morceau d'amadou séché : un champignon qui pousse généralement sur le tronc des hêtres. Quant aux deux pierres, il devait s'agir d'un morceau de silex et de pyrite de fer.
– Et pourquoi ne pas utiliser des allumettes ?
– Fais-moi confiance et va !
Paul partit donc à la chasse. Il rejoignit d'abord la rivière, puis se dirigea vers l'amont du cours d'eau. Ses chaussures laissaient des traces dans la neige, tandis qu'une fine couche de glace se formait peu à peu à la surface de l'eau.
Au bout d'un moment, la rivière se mit à rétrécir pour ne plus former qu'un ru : Paul se rapprochait de la source ; il vit l'eau disparaître peu après sous de gigantesques rochers.
« Me voici enfin arrivé, » se dit-il à lui-même. « Ces pierres plates posées au fond de l'eau me permettront aisément de traverser à gué. »
Paul posa prudemment un pied sur une pierre moussue, puis l'autre sur un amas de brindilles un peu plus loin, près du bord. Un cri strident se fit tout à coup entendre dans le lointain. Paul sursauta, perdit l'équilibre… puis tomba dans l'eau.
L'homme reprit vite ses esprits : ce n'était qu'un charognard. Il plongea une main dans l'eau glacée pour se redresser, puis fit quelques pas vers la berge opposée.
Le soleil déclinait lentement dans le ciel ; Paul aperçut la forêt de pins au loin et se remit à marcher d'un bon pas.
Arrivé à l'orée de la forêt, Paul ne sentait plus ses mains, engourdies par le froid. Sous la canopée des sapins, la terre, couverte de brindilles, devenait de plus en plus difficile à distinguer.
Heureusement, au bout d'un certain temps, le ciel finit par s'éclaircir, et Paul arriva enfin à la clairière. Un arbre calciné trônait en son centre. Il était entouré de dizaines de terriers de lapins.
Paul sortit plusieurs filets de sa sacoche, afin de confectionner des pièges qu'il placerait à l'entrée des terriers. Chaque filet comportait une cordelette de part et d'autre, qui se resserrerait sous le poids de l'animal. Les pièges seraient maintenus au sol par quelques branches, qu'il avait ramassées dans la forêt.
Une fois les filets posés, Paul s'éloigna et retourna dans la forêt. Il trouva un endroit agréable, niché entre quelques sapins, s'assit en tailleur et se mit à attendre. Paul pensa d'abord à Marie, qu'il avait tant aimée et qui était partie bien trop tôt, puis à son fils, qui ne grandirait jamais. Il s'imagina ensuite la vie qu'il aurait eue s'ils étaient toujours de ce monde.
L'homme, perdu dans ses pensées, oublia momentanément le froid polaire qui régnait et les tremblements incessants de ses membres. Il avait même oublié qu'il avait soif !
Il sortit alors sa gourde de sa sacoche, puis entendit un bruissement dans les fourrés. Était-ce le vent ? Peut-être… Il ne pouvait en être sûr.
Paul pensa alors à faire un feu pour décourager tout prédateur qui tenterait de s'approcher trop près.
Soudain, il entendit des hurlements : « ahou ! »
« Des loups… », se dit Paul. Il farfouilla dans sa sacoche, en sortit la boîte d'allumettes — qui s'était abîmée lors de sa chute — puis tenta d'enflammer quelques brindilles. Il gratta une allumette, puis la suivante, puis la suivante… Rien n'y faisait, aucune ne prenait feu !
C'est alors qu'il vit des yeux brillants le regarder à travers les fourrés.
Paniqué, Paul sauta sur ses jambes, prit les pierres de Cornelia dans ses mains tremblantes et les fracassa l'une contre l'autre. Ouf ! Des étincelles jaillirent et Paul les récupéra sur son morceau d'amadou, qui s'enflamma aussitôt.
Une fois la menace écartée, Paul retourna à la clairière. Arrivé près du grand chêne, il entendit des couinements provenant d'un terrier. Il avait finalement capturé un lapin ; l'animal n'était pas bien gras, mais suffirait amplement.
La nuit était doucement tombée et Paul décida de rebrousser chemin. Il arriva chez lui tard dans la nuit. Cornelia se tenait devant le poêle ; elle faisait cuire les champignons. Une odeur agréable s'échappait de la casserole. Paul lui donna sa prise, puis alla ranger ses affaires dans un coin. À vingt-trois heures, le repas était cuit et ils purent manger à leur faim. Le plat était délicieux, jamais Paul n'avait goûté un lapin aussi savoureux. À la fin du dîner, lorsqu'ils furent tous deux rassasiés, Cornelia lui dit :
– Merci pour cet agréable moment. Comment puis-je te remercier ? Je n'ai malheureusement rien à te donner.
– Je n'ai besoin de rien. Ma vie me satisfait amplement comme elle est.
– Comment se fait-il qu'un homme comme toi vive seul au sommet d'une montagne ?
Paul lui conta alors la fin tragique de son épouse et de son fils, une épreuve douloureuse qu'il avait fini par accepter. Il lui parla aussi de tous les bons moments qu'ils avaient passés ensemble et de combien ils lui manquaient.
Sur ces mots, l'horloge sonna minuit. Cornelia lui recommanda d'aller au marché, car il n'avait plus de réserves, puis ils sombrèrent tous les deux dans un profond sommeil.
Reconstruction
Le lendemain, Paul se réveilla en pleine forme ; il chercha des yeux Cornelia : elle avait disparu !
« Je dois avoir rêvé », pensa-t-il en sortant de sa paillasse. Dehors, la tempête avait cessé et le soleil brillait de mille feux.
Paul eut alors l'envie subite de se rendre au marché du village, situé en bas de la montagne. Il prit sa sacoche et s'en alla d'un bon pas.
Quelques heures plus tard, Paul arriva au village. Il descendit une ruelle pavée, se dirigea vers l'église et se rendit au marché. De nombreux marchands étaient rassemblés sur la place. Certains vendaient des légumes ; d'autres, des fruits et du poisson.
Paul se dirigea vers une échoppe, où une pancarte colorée affichait : Les animaux de Cornelia.
Son sang ne fit qu'un tour. Il se frotta les yeux, puis lut la pancarte une seconde fois : Les animaux de Coraline.
Les lettres semblaient s'être déplacées toutes seules... Intrigué, il s'approcha de la vendeuse, une magnifique jeune femme aux cheveux couleur de feu, et dit :
– Bonjour, je voudrais acheter de quoi me rassasier. Que me conseillez-vous ?
– Bonjour, jeune homme, je vous recommande les lapins alpins, accompagnés de cèpes et de girolles…
– …j'en raffole, enchaîna-il sans trop savoir pourquoi.
Paul tomba instantanément sous le charme de Coraline. Chaque semaine, il retourna à son échoppe pour lui acheter des lapins. L'été suivant, Coraline et Paul s'étaient mariés. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants, dans une maison pleine de rires, de lumière… et de lapins.