Les chasseurs dans la neige

Partie 1 : La ville de la musique
Il n'ira pas beaucoup plus
loin
La nuit viendra bientôt
Il voit là-bas dans le lointain
Les neiges du Kilimandjaro
À huit heures, Blanche fut réveillée par Les neiges du Kilimandjaro, de Pascal Danel. Elle s'assit à son bureau, prit un café et une tartine, puis songea à son stage de fin d'études prévu dans quelques mois. La jeune fille avait rendez-vous en fin de journée avec sa professeure d'histoire de la peinture : elle saurait enfin si son lieu de stage avait été validé par la doyenne.
La journée de cours se déroula sans encombres. À dix-huit heures précises, Blanche se rendit au bureau de la professeure Harfang, une dame aux cheveux blancs et aux petites lunettes rondes cerclées de noir. Une broche en forme de hibou était épinglée à sa veste, détail presque effacé par l'austérité de sa tenue.
— Bonjour, professeure.
— Bonjour, mon enfant. Prends un siège, je t'en prie. Nous avons eu une réunion cet après-midi. Après mûre réflexion, nous avons décidé de te laisser partir à Vienne.
Un grand sourire illumina le visage de Blanche.
— Mais à une seule condition : tu dois nous promettre de ne pas te balader dans le musée en dehors des heures d'ouverture. Les disparitions récentes préoccupent beaucoup le corps professoral.
— Promis.
— Nous t'avons aussi trouvé un maître de stage, Madame Königin : la directrice du musée d'Histoire de l'art en personne !
Blanche écarquilla les yeux, impressionnée.
As-tu trouvé un promoteur et un sujet de mémoire ?
— Oui, j'aimerais que vous soyez ma promotrice. Quant au sujet, je voudrais faire des recherches sur Brueghel l'Ancien.
— Oh ! Le musée de Vienne est alors un excellent lieu de stage : on y trouve douze de ses peintures ! J'accepte avec plaisir de t'aider à rédiger ton travail. Tu sais combien j'apprécie ta présence en cours.
— Merci beaucoup, professeure Harfang !
— Oh, mais appelle-moi Hedwige ! Si jamais tu rencontres le moindre problème durant ton stage, tu sais que tu peux me contacter. Je serai toujours là pour toi.
L'enseignante leva ses yeux noisette aux reflets dorés, lui adressa un sourire bienveillant, puis lui fit signe de partir.
Les semaines filèrent et, le 28 novembre, Blanche prit l'avion pour Vienne. À son arrivée, elle sauta dans un taxi et se rendit dans Elisabethstraße, à quelques minutes à pied de son lieu de stage.
Le chauffeur se gara en double file au pied du numéro 7. Il sortit de son véhicule, prit les valises de l'étudiante et les posa sur le trottoir.
— Danke, murmura-t-elle dans un allemand approximatif.
Le conducteur remonta aussitôt dans la voiture et s'éloigna sans un mot. Blanche leva les yeux vers le grand édifice blanc qui se dressait devant elle.
La jeune fille partageait un joli petit appartement au septième étage avec deux autres étudiantes. Sa chambre promettait d'être un nid douillet, propice à l'écriture — un havre discret, comme une cabane perchée au sommet d'un arbre de pierre.
Le lendemain, Blanche se perdit dans les rues de Vienne, s'attardant de temps à autre dans un parc pour observer la statue d'un poète ou d'un musicien, ou encore pour nourrir quelques oiseaux. En fin d'après-midi, elle termina sa promenade au Café Central, une superbe bâtisse aux vitraux colorés, où elle commanda une tasse de thé fumant, accompagnée d'une part de tarte aux prunes.
Le matin suivant, Blanche se rendit au musée pour son premier jour de stage. La façade était splendide : le bâtiment aux briques blanches, inspiré des palais de la Renaissance, s'étendait tout en longueur. En son centre s'élevait une coupole surmontée d'une statue d'Athéna.
La jeune fille entra par l'entrée principale à sept heures et demie du matin. Une femme d'une élégance froide, drapée dans une longue robe de soie noire, l'attendait ; son visage d'une pâleur glaciale était encadré d'une cascade de cheveux noirs.
Cette dernière fronça les sourcils et demanda d'une voix sèche :
— Êtes-vous Blanche ?
— Oui, c'est bien moi.
— Suivez-moi. Je suis la directrice du musée, et je serai votre supérieure ces six prochaines semaines.
Blanche la suivit à grands pas. Elle gravit les majestueux escaliers en pierre qui menaient vers une statue de marbre, parcourut de nombreux couloirs, puis s'arrêta devant une porte sur laquelle était écrit : « Grimhilde Königin »en lettres d'or.
Un bureau en ébène occupait la majeure partie de la pièce. À gauche de l'étudiante se trouvait une vitrine où reposaient quelques livres, une boule à neige ainsi qu'un joli peigne en écaille. À sa droite, un magnifique miroir en bronze était posé contre le mur.
— Asseyez-vous ! Pendant les semaines à venir, le musée accueillera des milliers de visiteurs. Nous aurons grand besoin de votre aide. Vous assisterez sept de mes employés.
Toc, toc, toc !
— Entrez !
Sept petits hommes chauves, dont six arboraient une barbe blanche, entrèrent successivement.
— Messieurs, présentez-vous à cette demoiselle et expliquez-lui les tâches qu'elle devra accomplir.
Le plus jeune fit un pas en avant. Il se mit à communiquer en langue des signes, ponctuant ses gestes de quelques sons intermittents. La directrice traduisit aussitôt :
— Mes amis m'appellent Seppl [...] Je travaille au sous-sol et en cuisine [...] Je suis en charge des vestiaires [...] Je ferai parfois appel à vous [...] pour faire la vaisselle.
Ah, ah, ah !
Un homme rondelet et jovial prit la parole.
— Je pense que vous aurez probablement du mal à communiquer avec lui si vous ne connaissez pas la langue des signes, mademoiselle ! Moi, c'est Happy, je travaille au niveau 0.5. Je m'occupe des collections égyptiennes et orientales, et je ne serai pas contre quelques beignets aux pommes de temps à autre.
Blanche se tourna ensuite vers un petit homme qui baillait à s'en décrocher la mâchoire.
— Euh, moi c'est Schlafmütz. Je m'occupe des collections d'antiquités grecques et romaines, au même étage que Happy. Je suis chargé, comme lui, de présenter les collections aux visiteurs. Si ça ne vous ennuie pas, j'aurais grand besoin que quelqu'un m'apporte une tasse de café au début de chaque visite guidée.
Peu après, un autre petit individu à l'air grognon croisa les bras, puis fit un pas en avant.
— Moi, c'est Brummbär. Je travaille au cabinet d'art, au même niveau que Happy et Schlafmütz. Je ne pense pas avoir besoin de vos services. Par contre, j'aimerais que quelqu'un veille à la propreté des sanitaires des niveaux 0.5 et 1.
Un petit homme fit de grands yeux en entendant Brummbär parler. Il était grassouillet et portait des lunettes rondes. Ce dernier se tourna vers Blanche.
— Alors, moi, vous pouvez m'appeler Chef. Je travaille au premier étage. Je suis chargé de présenter les teintures… Enfin non, pas les « teintures », les « ceintures ». Heu, non, pas les « ceintures », les « peintures ». Je suis chargé de présenter les peintures aux visiteurs. J'aurais besoin de vos services pour les visiteurs francophones. Pendant les premiers jours, vous m'assisterez lors des visites et vous prendrez des notes. Par la suite, je vous confierai des troupes… Enfin non, pas des « troupes », des « groupes ». Je vous confierai des groupes à accompagner.
Blanche tourna ensuite ses yeux marrons vers un employé dont les joues étaient devenues écarlates.
— Euh, moi c'est Pimpel. Je travaille aux collections numismatiques, au second étage. J'aimerais que quelqu'un m'aide à répertorier les pièces de la collection dans les ordinateurs.
Atchoum !
Un dernier individu s'avança, un mouchoir à la main.
— Bonjour. Vous pouvez m'appeler Hatschi. Je travaille dans la boutique du musée. Je vous contacterai quand j'aurai besoin d'aide pour les emballages.
Les sept petits individus regardaient Blanche avec de grands yeux émerveillés. Ce jour-là, elle portait une robe bleu roi et ses somptueux cheveux noirs s'entrelaçaient dans son dos. Son visage, blanc comme la neige, illuminait la pièce : elle était belle comme un ange.
Agacée, Madame Königin lui tendit les documents récapitulant ses tâches, ainsi qu'un casque audio, dispositif à porter pendant la durée de son stage. Elle la congédia ensuite d'un geste de la main pour le reste de la journée.
Blanche retourna à son logement, un peu déçue par l'accueil d'une froideur presque surnaturelle que lui avait réservé son maître de stage. Elle s'installa à son bureau et entama la rédaction de son mémoire. Vers midi, elle mangea rapidement, puis entreprit de parcourir différents sites pour en apprendre davantage sur les disparitions liées au musée.
Au bout d'un moment, elle tomba sur un article datant de mars 2020. Un étudiant — brun aux yeux bleus — avait mystérieusement disparu des caméras de surveillance alors qu'il effectuait des heures supplémentaires au sein du musée.
Un an plus tôt, c'était une jeune femme, veilleuse de nuit, qu'on avait vue entrer dans le bâtiment — mais jamais en sortir. Sur la photo, la belle aux boucles rousses et aux taches de rousseur affichait un regard rieur : elle ne se doutait pas de ce que l'avenir lui réservait.
Le premier jour de stage de Blanche se déroula sans encombres. Le matin, elle s'occupa des collections du second étage ; l'après-midi, elle accompagna Chef lors d'une visite guidée. Dès que Schlafmütz avait envie d'une tasse de café, il la contactait via son casque et elle filait dans les cuisines lui en préparer une. Les toilettes, quant à elles, étaient étincelantes.
Le deuxième jour se passa tout aussi bien, ainsi que les jours qui suivirent. Les employés étaient ravis. Blanche excellait à chacune de ses tâches. Les visiteurs adoraient l'entendre parler en français des peintures et ne cessaient de la couvrir d'éloges. Lorsque la jeune fille avait un moment de libre, elle parcourait les collections, enchantée face aux artéfacts endormis à tout jamais dans les coffres de verre.
Il avait fini par neiger sur Vienne : la ville était recouverte d'une épaisse couche de poudre blanche. Chaque matin, réveillée par les chasse-neiges, Blanche s'apprêtait puis bravait le vent et la neige pour se rendre sur son lieu de travail. Ses soirées, quant à elles, étaient consacrées à la rédaction de son mémoire.
Malgré son travail acharné, la jeune fille ne cessait de recevoir des critiques de la part de la professeure Harfang : « trop ennuyant », « trop long », « essaye d'innover », « sois originale », « mets-toi à la place de l'artiste ».
À l'aube de la troisième semaine de stage, Blanche commença à s'inquiéter : les idées lui manquaient, et elle aurait eu grand besoin de conseils de son maître de stage. Se trouver seule en sa présence ne l'enchantait guère : cette dernière semblait nourrir une haine viscérale à son égard.
La jeune fille prit néanmoins son courage à deux mains et frappa à la porte du bureau.
— Entrez !
— Bonjour madame, excusez-moi de vous déranger. J'aurais aimé savoir si vous auriez quelques conseils à me donner pour améliorer mon travail de fin d'études. Pourriez-vous y jeter un coup d'œil, s'il vous plait ?
— Asseyez-vous.
La directrice se mit à feuilleter les nombreuses pages que lui tendait Blanche. De temps à autre, elle s'attardait sur un passage, poussait un soupir ou levait les yeux au ciel. Pendant ce temps-là, Blanche regardait la vitrine. Dans la jolie boule à neige posée entre les livres se trouvait un petit homme aux cheveux brun foncé, assis devant une maisonnette enneigée.
— Hum hum !
Blanche posa son regard sur madame Königin.
— Et pourquoi ne pas approfondir l'analyse d'un des tableaux de Brueghel, d'une manière qui sort un peu de l'ordinaire ?
Blanche la regarda, intriguée.
— Je te propose de passer une nuit au musée — une nuit où tu pourras entrer dans un des tableaux… si tu l'oses.
— Me rendre dans un des tableaux ?
— Tu verras par toi-même. Acceptes-tu ? Oui ou non ?
— Euh… oui, j'accepte.
— Dans deux jours, tu te présenteras devant un des tableaux de Brueghel à minuit pile. Tu attendras alors le signe…
— Euh, quel signe ?
— Tu verras au moment voulu. Une fois que tu l'auras aperçu, tu présenteras cet écu d'or et tu accéderas aux secrets les mieux cachés du musée. Mais prends garde : tu devras être revenue pour l'ouverture, à dix heures précises. Si tu reviens trop tard, tu resteras prisonnière de ces murs pour toujours. Réfléchis bien.
La directrice ouvrit alors un des tiroirs de son bureau, en sortit un sablier, puis tendit l'objet à la jeune fille.
— Une fois arrivée là où tu souhaites te rendre, garde un œil sur ce sablier.
Blanche ne savait pas trop quoi penser. Elle prit l'objet, remercia son maître de stage, puis s'éloigna d'un pas précipité.
Le lendemain matin, Blanche se rendit au premier étage pour présenter les peintures. Chef était assis sur l'une des banquettes faisant face au Festin du roi des haricots de Jacob Jordaens ; il semblait tourmenté.
— Blanche, pourrais-tu, après les visites de cet après-midi, descendre en haut… Enfin, non. Je veux dire monter en bas. Enfin, pourrais-tu descendre au sous-sol ? J'ai quelque chose d'important à te dire.
— Bien sûr, Chef.
À la fin des visites, Blanche s'apprêta à le rejoindre lorsqu'apparut la directrice.
— Blanche, j'ai vu que quelqu'un avait vomi dans les toilettes du premier étage. Je veux que tu nettoies tout cela avant demain. Par la même occasion, n'hésite pas à jeter un coup d'œil aux toilettes du niveau inférieur. Il faut que ça brille !
La jeune fille se précipita aux toilettes, et une fois celles-ci parfaitement nettoyées, se rendit au sous-sol : il n'y avait personne.
Le jour qui suivit, Blanche fut accueillie à l'entrée par la directrice, qui la réquisitionna aussitôt dans son bureau. Elle ne croisa personne de toute la journée, à part Chef et Hatschi, lorsqu'elle se rendit aux toilettes.
Chef avait un œil au beurre noir. Il lui tendit discrètement une enveloppe.
— De quoi s'agit-il ?
— Ouvre-la une fois que tu seras là-bas, lui répondit Chef.
Hatschi ajouta :
— Et surtout, tâche de faire très a…a…a…a… atchoum ! Tâche de faire très attention !
Intriguée, Blanche prit l'enveloppe et regagna le bureau de la directrice.
Une fois ses tâches terminées, elle s'éclipsa discrètement.
Affalée sur son lit, Blanche réfléchissait. Devait-elle écouter sa promotrice, qui lui avait fait promettre de ne pas se rendre dans le musée en dehors des heures d'ouverture, ou son maître de stage, qui l'encourageait à ne pas respecter sa parole ? Elle ne savait que faire : ne rien tenter et rendre un travail médiocre en fin d'année, ou prendre quelques risques et achever l'année avec brio.
Vingt minutes avant minuit, son choix était fait. Elle s'habilla chaudement, prit son sac et sortit. Lorsqu'elle se retrouva sur le trottoir, un violent frisson la parcourut : le vent était glacé.
La jeune fille se mit aussitôt en marche. Les rues étaient désertes, et seuls les claquements de ses bottines sur les pavés troublaient le silence de la nuit. La lumière des réverbères éclairait les trottoirs et projetait, à chacun de ses pas, des ombres étranges sur le sol.
Blanche ne s'arrêta qu'une fois devant le musée. Elle entendit soudain l'ululement d'une chouette au loin et leva les yeux vers le ciel constellé d'étoiles. La jeune fille craignit un instant que la bâtisse soit fermée ; elle s'approcha, actionna la poignée, et la lourde porte s'ouvrit sans un bruit, comme si on l'attendait. Elle gravit les escaliers quatre à quatre et s'engouffra dans la galerie consacrée aux peintures flamandes.
Ses pas résonnaient dans l'obscurité. Les personnages des tableaux, alignés le long des murs, semblaient suivre chacun de ses mouvements. Quel tableau choisir : Les Jeux d'enfants, Le Repas de noce, La Tour de Babel ? Son regard s'arrêta sur un paysage enneigé.
Il s'agissait des Chasseurs dans la neige. À gauche, trois chasseurs avançaient péniblement dans la neige, suivis de leurs chiens ; à droite, de minuscules silhouettes s'adonnaient à diverses activités sur un lac gelé.
Blanche entendit tout à coup sa montre sonner : il était minuit. Elle fut intriguée par l'un des chiens aux oreilles pendantes, au premier plan : son museau semblait tourné vers elle, et ses yeux, d'ordinaire brun foncé, avaient pris une teinte dorée. Blanche sentit son cœur s'emballer. Elle sortit l'écu d'or de sa poche et le tendit devant elle.
Elle sentit alors une vague de froid envahir la pièce, puis bascula tête la première vers l'avant. Elle attendit patiemment l'impact contre le mur, ainsi que la douleur qui suivrait — mais ils ne vinrent jamais. En une fraction de seconde, la jeune fille fut aspirée dans un tourbillon argenté… puis pouf, disparut.
Le musée était redevenu silencieux. Seuls quelques grésillements s'échappaient d'une radio mal éteinte, posée dans un coin. Le bruit strident s'interrompit ; on perçut faiblement le dernier refrain d'une vieille chanson.
Elles te feront un blanc manteau
Où tu pourras dormir
Elles te feront un blanc manteau
Où tu pourras dormir, dormir, dormir,
Dormir, bientôt.
Puis, plus rien.
